L’Édito

L’œuvre-monde

Festival et académie pluridisciplinaires, portes ouvertes sur l’innovation et la création émergente, ManiFeste-2015 invite à la traversée d’œuvres-mondes qui s’affranchissent des formats, des limites, des us et coutumes contemporains. En elles, la clameur du présent ; par elles, les multiples formes du temps. On en trouve une saisissante incarnation dans la technique du collage et du télescopage des temps qui préside au Requiem pour un jeune poète (1967-1969) de Bernd Alois Zimmermann. Œuvre-monde et œuvre-monstre ouvrant ManiFeste, immense tableau qui compresse les énoncés politiques et poétiques du XXe siècle, le Requiem s’adosse à un siècle fracassé, tel que l’a perçu un artiste allemand qui se suicidera un an après sa composition. Temps « sphérique » et extatique de Zimmermann, spirale infinie de Répons de Pierre Boulez, qui évoque l’architecture fluide du musée Guggenheim, litanies de la chute et de l’altération pour La Métamorphose de Michaël Levinas… Faire une expérience singulière avec la temporalité, c’est vivre les cycles emboîtés de l’installation de Daniele Ghisi, le démontage de l’Histoire et des histoires chez François Verret ou la fusion du présent et de l’archive dans l’In vivo Théâtre de Guy Cassiers autour de la figure du fasciste Léon Degrelle… Le passé n’est plus un socle assigné à une date mais une image mouvante, réveillée par notre présent et par la vivacité de l’appareil technologique. L’œuvre-monde noue ainsi une intrigue spécifique avec l’Histoire. La musique, art du temps, serait-elle l’art par excellence de la simultanéité – l’hypothèse de ce manifeste ?

Sphéricité du temps

Affiche du festival

Affiche du festival

Le festival de l’Ircam, et son académie placée en 2015 sous la houlette de Michael Jarrell et d’Ivan Fedele, parie sur la conséquence d’une forme déployée en lieu et place de l’exotisme banalisé du son « nouveau » : question cruciale pour la création musicale. L’échappée hors des cadastres contemporains peut se jouer dans l’alliance entre l’oralité et l’écriture – Fado errático de Stefano Gervasoni –, entre l’artifice et le spectacle du vivant (Christian Rizzo, Daniel Jeanneteau) ou dans l’ombre portée d’un triptyque orchestral, celui de Philippe Hurel, qui occupe toute une soirée.

Chaque fois que la musique a traité explicitement du temps, elle s’est donnée des analogies visuelles et un enjeu spatial. Chaque fois que la philosophie a convoqué la musique pour signifier ce temps qui ne change pas alors que tout s’écoule, elle s’est rabattue sur la mélodie comme métaphore de l’irréversibilité temporelle – la ligne que je chante ou dont je fais l’expérience, maintenant après maintenant. Des Confessions de saint Augustin aux leçons de Bergson et Husserl, toujours la linéarité, toujours le flux des vécus. Le point aveugle de la pensée, qui voulait pourtant tout mettre à jour, est précisément ce caractère de simultanéité, analysé par Elie During et Laurent Feneyrou dans les pages de L’Étincelle. L’intuition fondatrice de Zimmermann – le temps se courbe et forme une sphère – jaillit dans la description et l’espacement de la scène de son opéra Die Soldaten : « Un événement à venir précédant un événement passé ; les chorals de Bach, le jazz voisinent avec les rudiments de « l’opéra à numéro » ainsi que du « théâtre musical » – le tout continu en quelque sorte dans une structure panacoustique de la scène musicale qui amalgame tous les éléments du théâtre parlé, chanté, de la musique, des arts plastiques, du cinéma, du ballet, de la pantomime, du montage sur bande magnétique (bruits, paroles, musique concrète) dans une conception pluraliste du temps et des événements […] »

Voilà le prix et le sens d’une œuvre-monde : instaurer une consistance et une présence inaliénables, établir un ordre commun à la simultanéité et à la succession, doter l’événement musical de la puissance polyphonique et d’une multiplicité d’échelles hétérogènes. La perception de ces échelles est tout à la fois une et multiple, ce « tout à la fois » qui marque la singularité musicale.

La capacité à faire des mondes sollicite directement notre capacité à habiter ces mondes et à les interpréter. En ce sens, l’invention des formes du temps est bien l’invention – et l’Ircam – de demain.

Frank Madlener

Création : SendesaStudio