Philippe Hurel : radicalement pluriel

Étincelle

Le compositeur Philippe Hurel, qui fête ses soixante ans cette année, a toujours su trouver une cohérence dans ses contradictions. « Il n’y a rien de pire que l’œcuménisme, dit-il avec ce ton entier et plein d’humour qui le caractérise. Mais j’aime à penser que nous sommes perméables à de nombreuses influences, parfois aux antipodes les unes des autres, en apparence. »

Ce mélange des genres parfois inattendu n’est pas neuf. Enfant, le petit Philippe apprend le violon. Puis, au début de l’adolescence, il abandonne complètement la musique dite « classique » pour s’adonner, en amateur d’abord, aux rock, funk, jazz et autres musiques improvisées. « Je ne regrette pas cette période : j’ai tant appris, rencontré tant de musiciens passionnants, dont certains sont aujourd’hui de grandes pointures dans leur domaine. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à écrire, sur le tas, dans des styles musicaux bien loin de ceux que je pratique aujourd’hui. » De cette parenthèse, Hurel retient aussi la formidable virtuosité de musiciens comme Jimi Hendrix, qu’il écoute encore aujourd’hui avec la même jouissance. « Hendrix, ce n’était pas seulement un virtuose de la rapidité, mais un virtuose du maniement du son, doté d’une connaissance monstrueuse de son instrument : il pouvait en sortir n’importe quel son. Pour moi, c’est ça, la virtuosité véritable, et même la musicalité véritable. La virtuosité ne m’intéresse pas en tant que telle, mais son allure funambulesque peut réellement me faire rire ou pleurer : j’ai le sentiment que ce que certains pourraient considérer comme un effet de style crée au contraire tension et émotion. De même dans ma musique, ce que je compose est très difficile à jouer, mais jamais injouable, et les musiciens le savent : pas d’échappatoire, ni de négociation possible. Naît ainsi une tension véritablement musicale. »

À la sortie de l’adolescence, le laboratoire d’écriture que représentent pour lui les groupes de rock ne lui suffit plus, et la musique de tradition écrite séduit à nouveau le futur compositeur : malgré la longue période d’abstinence solfégique qu’il vient de traverser, il s’inscrit en musicologie et au conservatoire, suit des cours d’écriture, de contrepoint, de composition… C’est à cette époque qu’il reçoit sa première claque esthétique : une claque qui s’appelle Iannis Xenakis. « Synaphaï, d’abord, puis Jonchaies, et bien d’autres ensuite, m’ont totalement tourneboulé. J’ai été bouleversé par l’énergie dégagée – assez violente pour impressionner le jeune rockeur que j’étais – et par l’aspect procédural de l’écriture – même si je ne l’analysais pas encore. » La deuxième claque ne se fera pas attendre : ce sera Dérives de Gérard Grisey, volée un matin à la radio en prenant son petit-déjeuner : « J’étais totalement inexpérimenté et je m’interrogeais : ça sonnait instrumental, mais ce n’était pas instrumental… Enfin, il y a eu Pli selon Pli de Pierre Boulez. » S’il ne se sent pas particulièrement proche de la musique de Pierre Boulez, Philippe Hurel est sensible à sa pensée structuraliste, qui fait partie de sa culture.

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Dans l’ordre : Iannis Xenakis – Gérard Grisey – Pierre Boulez

« Ces trois compositeurs ont en commun le concept de modèle : modèles mathématiques pour Xenakis, acoustiques pour Grisey, et modèles structuraux (multiplications d’accords, objets isomorphes…), un brin poétisés, pour Boulez. Ce sont trois personnalités au demeurant très différentes les unes des autres, mais, au-delà du résultat, c’est leur cheminement intellectuel de compositeur qui m’a passionné, ce parcours qui les amène à formuler leurs musiques. Voilà comment je me suis construit : au-delà des débats esthétiques que je trouve souvent sans intérêt – ces dualités simplistes bruitiste/non bruitiste, spectral/non spectral, tonal/non tonal –, je peux aimer des compositeurs aussi variés que György Ligeti, Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Gérard Grisey, Beat Furrer… ou même Steve Reich, dont la musique est en accord avec la démarche, avec une totale cohérence interne du système de pensée compositionnelle. Dit simplement, j’aime les gens qui font ce qu’ils disent. En tant que pédagogue, c’est un message que j’essaie de passer à mes élèves : ne pas se figer dans une esthétique, réfléchir beaucoup pour penser de façon radicale afin de trouver sa propre cohérence stylistique. » Au reste, Philippe Hurel n’aime rien tant que ces moments de silence incroyable où l’on rentre en soi-même, cette solitude quasi métaphysique qu’est l’expérience du compositeur. Appartenant à une génération moins marquée par les conflits idéologiques concernant une quelconque orthodoxie esthétique, il compose une musique où se trouvent bizarrement entremêlés des éléments presque inconciliables : des aspects procéduraux, un grand déploiement d’énergie, le tout guidé au coeur par un sens aigu et entraînant de la « pulse ». Naturellement, cette sensation de pulsation est une dangereuse tentation, car elle peut facilement faire passer n’importe quoi. C’est pourquoi Hurel la retravaille sans cesse –en sachant qu’elle porte également la possibilité d’organiser formellement toute une pièce, certaines situations musicales apparaissant naturellement dotées de structures rythmiques pulsées qu’il s’agit d’interroger, de compresser, de dilater, de réorganiser : « J’aime l’idée que le rythme puisse garder son côté jouissif malgré, ou grâce, à mes calculs d’apothicaire », résume-t-il. « Les matériaux que je travaille peuvent paraître massifs, parce que denses et épais harmoniquement, mais ils se veulent en vérité très clairs et reconnaissables. Tout s’organise au départ autour d’un vaste geste formel, une chaîne d’objets harmoniques sous-tendue par des motifs qui me garantissent la réapparition récurrente du matériau premier, soit sous la même forme que la première fois, soit sous une forme détournée (retraité par l’électronique, par exemple) : les dérives du matériau finissent toujours par me ramener sur des éléments familiers. J’aime travailler la répétition, la remémoration, la réitération, la répétition permanente… Cette obsession de la ” cellule ” génératrice (et de ses dérives possibles) – que ce soit un motif, une suite de spectres ou une situation musicale plus complexe– me vient évidemment de l’enseignement structural mais aussi de compositeurs tels que Beethoven ou Wagner. Ce dernier reste d’ailleurs l’un des compositeurs du passé qui m’inspirent le plus. »

S’il considère avec une lucidité certaine ses méthodes de travail, Philippe Hurel avoue nourrir une affection toute particulière pour celles de ses pièces qui ne lui ressemblent pas – le plus souvent des pièces dont la complexité interne n’est pas manifeste. Les Quatre variations pour percussion et ensemble (2000), par exemple : les solistes de l’Ensemble intercontemporain, qui l’ont créée, y ont vu un tournant esthétique, tant le discours en semble simple et aéré : « Écoutée au premier degré, elle est assez détendue, mais rien n’est plus difficile que l’épure : j’ai souffert durant l’écriture, bien plus que pour des pièces aux allures plus massives. »

Idem pour Phonus ou la voix du faune, pour flûte et orchestre (2004) en hommage à Debussy : « J’étais conscient de la postmodernité du projet, mais voulais absolument éviter le piège du néoclassicisme : rester moi-même tout en m’inspirant du Prélude à l’après midi d’un faune. J’ai dû trouver des astuces pour me libérer de la contrainte. Quand je la réécoute, ça me paraît aller de soi, comparé à la quantité de réflexion qu’elle a nécessitée. Peut-être est-ce cela, une pièce réussie ? » Rien de forcé en revanche dans le vaste cycle pour orchestre Tour à Tour, entamé en 2007, dont l’intégralité sera créée en juin prochain dans le cadre du festival ManiFeste. Alors que Philippe Hurel renoue avec la scène du théâtre musical (Espèces d’espaces d’après Georges Perec en 2012) et de l’opéra (Les pigeons d’argile, sur un livret de Tanguy Viel en 2014), il voit dans Tour à Tour sa bible orchestrale, qui concrétise sa pensée de l’orchestre, en termes de timbres, de traitement des masses : « Je me retrouve totalement dans cette musique. Je l’ai laissée mûrir, elle a longtemps mijoté. Depuis quelques années, je laisse davantage parler la tripe, en lâchant la bride à une certaine forme d’intuition dans les moments où je n’arrive plus à calculer. Le privilège de l’âge, peut-être : on met du temps à se connaître. Je me suis méconnu à une époque : il y a dans mon catalogue quelques pièces où j’ai tenté de tout formaliser – sans succès. Cela ne va pas à ma personnalité : ça me bloque et assèche la musique. » Tour à Tour marque le retour de Hurel dans les studios de l’Ircam : « Je ne voulais pas d’un orchestre enfermé dans sa stéréophonie pendant une heure. L’électronique, qui n’apparaît que dans le deuxième mouvement, se veut un élargissement de l’ensemble plus qu’un interlocuteur : elle complète, enrichit, surligne, développe, spatialise. Je me concentre davantage sur les traitements et le mixage que sur l’élaboration de patchs complexes, comme j’ai pu le faire. Le matériau orchestral est déjà tellement opulent : je ne veux pas rajouter une couche supplémentaire de complexité. Au reste, dans cette deuxième partie du cycle, j’ai dû freiner mes ardeurs d’orchestrateur, afin de laisser de l’espace à l’électronique. »

Philippe Hurel © N. Botti

Philippe Hurel © N. Botti

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la relation de Philippe Hurel avec l’électronique précède d’une bonne dizaine d’années sa première expérience à l’Ircam ou dans tout autre studio de musique électroacoustique : elle remonte à ses années rock et jazz, durant lesquels il ne cessait de jouer avec du son transformé – même si c’était alors au moyen de pédales, d’enregistrements, de mixages et autres dispositifs analogiques. Avec le recul, ce rapport organique lui convient assez bien : « Quand j’étais plus jeune, se rappelle-t-il, je pensais qu’il fallait tout formaliser, radicalement. Mais, s’agissant d’électronique, cette posture est un piège. Avec la musique instrumentale, la relation à l’écriture est bien plus éloquente, alors qu’en studio, si on ne prend pas le temps de tester de manière plus empirique, ça ne fonctionne pas. »

Aujourd’hui, Philippe Hurel n’a pas souvent recours à l’électronique – simplement dans les oeuvres où elle est utile. Il fait en revanche un usage systématique de la CAO (composition assistée par ordinateur.) Utilisateur du logiciel OpenMusic, il avoue ne plus être capable d’écrire une pièce sans cet outil : « J’aime visualiser sur mon écran le
devenir des sons. Je me sers de l’ordinateur pour calculer du matériau, des heures entières, des harmonies et des spectres, et même de vastes canons orchestraux. Je veille toutefois, surtout dans une pièce comme Tour à Tour, à varier ce qui est calculé et ce qui relève de l’intuition. Au reste, c’est assez amusant : certains passages de cordes excessivement lyriques sont le résultat de calculs avec OpenMusic, retravaillés ensuite, bien sûr – non pas en termes de hauteurs ou de rythmes mais d’articulation, pour que cela paraisse naturel. Et l’on n’imagine pas du tout que cela puisse sortir d’une machine. En revanche, d’autres passages à la rythmicité très mécanique en apparence sont en réalité très intuitifs. C’est un jeu permanent ! »